
Rembrandt Harmenszoon van Rijn, figure emblématique du Siècle d’Or néerlandais, est universellement reconnu comme l’un des plus grands maîtres de l’histoire de la peinture occidentale. Son œuvre exceptionnelle, qui compte près de quatre cents peintures, trois cents eaux-fortes et autant de dessins, témoigne d’une créativité prolifique et d’une maîtrise technique inégalée qui ont révolutionné l’art pictural du XVIIe siècle.
Origines et formation d’un génie (1606-1630)
Né à Leyde le 15 juillet 1606 (ou 1607) dans une famille relativement aisée – son père étant meunier sur le Rhin et sa mère fille de boulanger – le jeune Rembrandt grandit dans un contexte de tensions religieuses qui marquera profondément son œuvre. Sa mère catholique et son père calviniste lui transmettent une sensibilité religieuse qui imprègne la majorité de ses créations.
Après une éducation élémentaire, puis des études à l’école latine calviniste de Leyde (1616-1620), il s’inscrit brièvement à l’université avant de se tourner définitivement vers la peinture. Son apprentissage s’effectue d’abord auprès de Jacob van Swanenburgh à Leyde (1620-1624), puis se poursuit de manière décisive à Amsterdam sous la tutelle de Pieter Lastman et Jan Symonsz Pynas. Cette formation, bien que relativement brève, se révèle fondamentale pour le développement artistique de Rembrandt. Lastman l’initie à la peinture d’histoire, genre prestigieux de l’époque, et lui transmet l’influence d’artistes italiens comme le Caravage et Elsheimer, notamment dans l’usage magistral du clair-obscur qui deviendra l’une des signatures stylistiques de Rembrandt.
Contrairement à nombre de ses contemporains, Rembrandt ne fait jamais le Grand Tour en Italie, mais s’installe à Leyde en 1625 où il ouvre un atelier qu’il partage avec Jan Lievens. Il se consacre principalement à la peinture d’histoire et aux tronies (études de visages expressifs), développant un style concis aux couleurs vibrantes. Dès 1625, il réalise son premier tableau connu, La Lapidation de saint Étienne, et commence à produire ses premières eaux-fortes l’année suivante. Sa réputation naissante est attestée en 1628 par l’humaniste Aernout van Buchel, qui note déjà les éloges que reçoit « le fils du meunier de Leiden ».
L’année 1629 marque un tournant dans sa carrière avec la visite de Constantijn Huygens, poète et secrétaire du prince Maurice de Nassau, qui devient son admirateur et mécène. Huygens salue la « diligence et l’industrie » exceptionnelles du jeune artiste et contribue à sa renommée auprès de la cour.
Ascension et succès de Rembrandt à Amsterdam (1631-1642)
En 1631, fort d’une reconnaissance grandissante, Rembrandt s’installe à Amsterdam, capitale économique et culturelle en pleine expansion. Grâce à l’entremise du marchand d’art Hendrick van Uylenburgh, qui l’héberge et l’introduit dans les cercles patriciens, il reçoit de nombreuses commandes de portraits qui assoient rapidement sa réputation. En 1632, il réalise son premier chef-d’œuvre collectif, La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, qui révèle son talent pour dramatiser une scène tout en captant la psychologie individuelle des personnages.
En 1634, il épouse Saskia van Uylenburgh, nièce de son hôte, union qui marque le début d’une période heureuse tant professionnellement que personnellement. Cette même année, il devient membre de la guilde de Saint-Luc d’Amsterdam, ce qui lui confère le statut de maître indépendant et lui permet de former des apprentis, dont Ferdinand Bol et Govert Flinck.
Entre 1635 et 1639, il achève son cycle de la Passion pour le prince Frédéric-Henri d’Orange-Nassau, témoignant de sa maîtrise des sujets bibliques. Jouissant d’une aisance financière nouvelle, Rembrandt acquiert en 1639 une imposante demeure dans la Breestraat (aujourd’hui musée Rembrandt), quartier prisé qui devient progressivement le quartier juif d’Amsterdam. Cette proximité avec la communauté juive influencera son iconographie biblique, lui permettant d’aborder les scènes de l’Ancien Testament avec une authenticité sans précédent.
Cette période fastes’accompagne toutefois de drames personnels : sur quatre enfants nés de son union avec Saskia, seul Titus (né en 1641) survit à l’enfance. Saskia elle-même meurt en 1642, probablement de tuberculose, laissant des dessins poignants où Rembrandt l’a représentée sur son lit de malade.
L’année 1642 voit aussi l’achèvement de son chef-d’œuvre monumental, La Ronde de nuit (De Nachtwacht), révolutionnaire dans sa conception dynamique du portrait de groupe. Cette œuvre marque l’apogée de sa période de succès public.
Maturation stylistique et crises personnelles (1643-1656)
Après le décès de Saskia, la vie personnelle de Rembrandt connaît une période tumultueuse. Entre 1643 et 1649, il partage sa vie avec Geertje Dircx, engagée comme gouvernante de Titus. Cette relation s’achève par un procès retentissant où Geertje l’accuse de rupture de promesse de mariage. Le conflit s’envenime jusqu’à ce que Rembrandt, manœuvrant avec son frère, fasse interner Geertje dans un asile pendant cinq ans.
En 1645, Hendrickje Stoffels entre à son service comme domestique, puis devient sa compagne à partir de 1649. Cette relation s’officialise malgré le scandale, Hendrickje étant condamnée par l’Église réformée en 1654 pour « avoir commis des actes de putain avec Rembrandt le peintre ». Rembrandt ne peut l’épouser sans perdre l’accès à la fiducie établie pour Titus dans le testament de Saskia.
Artistiquement, cette période est marquée par une production moins abondante mais d’une profondeur exceptionnelle. Rembrandt se tourne vers le paysage, genre qu’il aborde avec une sensibilité nouvelle. Son style évolue vers plus d’intériorité, privilégiant l’intensité émotionnelle à la virtuosité technique. Parmi les œuvres majeures de cette période figure La Pièce aux cent florins, eau-forte monumentale achevée vers 1649 après un long processus créatif.
Parallèlement, sa situation financière se détériore. Malgré sa renommée, les commandes se raréfient, en partie à cause de l’évolution du goût vers un classicisme plus lisse que son style de plus en plus personnel et rugueux. Son train de vie dispendieux – il collectionne passionnément œuvres d’art, costumes exotiques et curiosités – aggrave ses difficultés.
Faillite et dernières années de Rembrandt (1656-1669)
En 1656, Rembrandt est déclaré insolvable. Cette faillite, survenue dans un contexte économique difficile (peste, guerre anglo-néerlandaise), entraîne la vente aux enchères de sa collection et de sa maison en 1658. La famille déménage dans un logement plus modeste sur le Rozengracht, dans un quartier populaire.
Pour contourner les restrictions légales imposées au failli, Hendrickje et Titus créent en 1658 une association commerciale qui emploie Rembrandt comme peintre et enseignant, lui assurant ainsi subsistance et possibilité de poursuivre son activité. Malgré ces arrangements, les grandes commandes publiques se font rares – La Conspiration de Claudius Civilis (1660), destinée à la nouvelle mairie d’Amsterdam, est refusée et retournée.
Les dernières années de Rembrandt sont marquées par des deuils successifs : Hendrickje meurt en 1663, et son fils Titus, marié depuis peu, disparaît à son tour en 1668, laissant une veuve enceinte. Vieillissant et isolé, l’artiste continue néanmoins à peindre jusqu’à sa mort, survenue le 4 octobre 1669. Ses dernières œuvres, dont La Fiancée juive (1667) et ses ultimes autoportraits (1669), comptent parmi les plus profondes et émouvantes de sa carrière.
Rembrandt meurt désargenté et est inhumé dans une tombe louée à la Westerkerk d’Amsterdam, que sa famille n’aura pas les moyens de conserver.
Génie artistique et innovations techniques
L’œuvre de Rembrandt se distingue par une approche universelle des genres picturaux. Contrairement à ses contemporains souvent spécialisés, il excelle dans tous les domaines : portraits, autoportraits, paysages, scènes de genre, sujets allégoriques, historiques, bibliques et mythologiques.
Son style distinctif repose sur plusieurs innovations majeures :
Le clair-obscur : S’inspirant du Caravage, Rembrandt développe une maîtrise incomparable des contrastes lumineux, créant une tension dramatique où les figures émergent de l’obscurité. Cette technique culmine dans des œuvres comme La Ronde de nuit ou ses portraits tardifs où la lumière semble émaner de l’intérieur des sujets.
La matérialité picturale : Son style rugueux (ruwe manier), caractérisé par des empâtements audacieux et une touche visible, contraste avec le style lisse (fijnschilder) en vogue à son époque. Cette approche tactile de la peinture, particulièrement dans ses œuvres tardives, anticipe la modernité picturale.
La révolution de l’eau-forte : Rembrandt transforme cette technique de reproduction en art majeur. Il invente des procédés révolutionnaires (mélangeant eau-forte, pointe sèche et burin) pour obtenir des effets de texture et de lumière sans précédent. Des œuvres comme La Pièce aux cent florins ou Les Trois Croix constituent des sommets absolus de la gravure occidentale.
L’expressivité psychologique : Rembrandt dépasse la simple ressemblance physique pour capturer l’essence spirituelle et émotionnelle de ses sujets. Ses portraits et autoportraits révèlent une profondeur psychologique inédite, particulièrement dans sa série d’autoportraits qui, réalisés tout au long de sa vie, offre une chronique incomparable du vieillissement et de l’introspection.
L’humanisme profond : Contrairement à nombre de ses contemporains, Rembrandt ne peint pas l’idéalisation ou la richesse, mais la condition humaine dans toute sa complexité. Ses personnages bibliques, ses mendiants, ses vieillards portent une dignité universelle qui transcende leur condition sociale.
Héritage et influence de Rembrandt
Bien que certains critiques contemporains comme Joachim von Sandrart ou Gérard de Lairesse aient réprouvé son « naturalisme vulgaire » et son « dessin négligé », Rembrandt a formé une génération d’artistes importants (Govaert Flinck, Ferdinand Bol, Carel Fabritius, Arent de Gelder) et son influence s’est étendue bien au-delà des Pays-Bas.
Sa conception de la lumière comme révélatrice de l’âme, son expressionnisme pictural et son humanisme profond ont inspiré des artistes aussi divers que Goya, Delacroix, Van Gogh ou Francis Bacon. Plus qu’un peintre du Siècle d’Or néerlandais, Rembrandt incarne une vision universelle et intemporelle de l’art comme exploration de la condition humaine.
Son œuvre, après avoir connu des périodes d’oubli relatif, est aujourd’hui célébrée comme l’une des plus hautes expressions du génie artistique occidental. Ses innovations techniques, sa profondeur psychologique et sa sensibilité humaniste continuent de résonner avec force dans notre perception contemporaine de l’art et de l’humanité.