
Johannes Vermeer (baptisé le 31 octobre 1632 à Delft, inhumé le 15 décembre 1675) représente l’un des trois maîtres absolus du Siècle d’or néerlandais aux côtés de Rembrandt et Frans Hals. Surnommé le « Sphinx de Delft » par le critique Théophile Thoré-Burger en 1866, ce peintre néerlandais spécialisé dans la peinture de genre a produit une œuvre d’une rareté exceptionnelle – environ 45 tableaux maximum en vingt ans de carrière – dont seuls 34 sont actuellement attribués avec certitude.
Biographie de Vermeer
Le père de Vermeer, Reynier Janszoon (initialement nommé « Vos », puis « van der Meer »), exerçait trois activités : tisserand en étoffes de soie, aubergiste et marchand d’art. Il tenait l’auberge « De Vliegende Vos » (Le Renard volant) avant d’acquérir en 1641 le « Mechelen » sur le Markt de Delft. Cette atmosphère mêlant commerce d’art et tissus précieux marquera profondément l’enfant, comme en témoignent les tapis et étoffes omniprésents dans ses œuvres.
Formation artistique : un mystère non résolu
Malgré son admission à la guilde de Saint-Luc le 29 décembre 1653, aucun document ne prouve l’identité du maître de Vermeer. Les historiens évoquent plusieurs hypothèses :
- Leonard Bramer (1596-1674), peintre delftois proche de la famille
- Carel Fabritius (1622-1654), élève doué de Rembrandt, arrivé à Delft en 1650
- Abraham Bloemaert (1564-1661) à Utrecht, catholique comme la future belle-famille
- Des peintres d’Amsterdam comme Jacob van Loo ou Érasme Quellin
L’influence de l’École caravagesque d’Utrecht se manifeste dans ses tableaux de jeunesse, tandis que sa capacité de synthèse révèle une assimilation rapide des influences multiples.
Mariage et conversion
Le 5 avril 1653, Johannes épouse Catharina Bolnes, une catholique aisée issue d’une riche famille de marchands de briques de Gouda par sa mère Maria Thins. Ce mariage se heurte initialement aux réticences de la belle-mère pour des raisons financières et religieuses. La conversion probable de Vermeer au catholicisme – minorité marginalisée dans les Provinces-Unies – témoigne de sa profonde intégration à ce milieu, comme l’attestent trois œuvres à thématique catholique : Le Christ chez Marthe et Marie (1655), Sainte Praxède (attribution contestée, 1655) et L’Allégorie de la Foi (vers 1670-1674).
Le couple aura onze enfants (dont quatre morts en bas âge) – nombre exceptionnel pour la Hollande du XVIIe siècle – constituant une charge considérable qui explique l’endettement progressif du peintre.
Carrière professionnelle de Vermeer
Reconnaissance à Delft
Vermeer est élu syndic de la guilde de Saint-Luc en 1662 à 30 ans (plus jeune depuis 1613), reconduit en 1663 puis en 1672. En mai 1672, il expertise avec 34 autres peintres une collection de douze toiles à La Haye pour l’Électeur de Brandebourg, concluant à leur inauthenticité.
Mécénat et production
Vermeer travaillait lentement (environ trois tableaux par an), privilégiant des commanditaires particuliers plutôt que le marché libre :
- Pieter Claesz. van Ruijven, percepteur patricien fortuné, principal mécène ayant acquis environ 21 toiles
- Hendrick van Buyten, boulanger enrichi
Cette relation privilégiée explique pourquoi sa réputation, solidement établie à Delft, ne s’étendit guère au-delà de sa ville de son vivant.
La catastrophe de 1672 et la mort de Vermeer
La Rampjaar (année désastreuse) de 1672 marque le début de la fin. La double attaque de Louis XIV (guerre de Hollande) et de la flotte anglaise provoque une grave crise économique. Maria Thins perd les revenus de ses fermes inondées près de Schoonhoven. Le marché de l’art s’effondre brutalement. En juillet 1675, Vermeer emprunte 1 000 florins à Amsterdam.
Selon Catharina : « Non seulement [mon mari] n’avait pu vendre son art, mais en plus les tableaux d’autres maîtres avec lesquels il faisait commerce lui étaient restés sur les bras. Pour cette raison et à cause des grandes dépenses occasionnées par les enfants, il fut si affligé et s’affaiblit tellement qu’il en perdit la santé et mourut en l’espace d’un jour ou un jour et demi. »
Faillite posthume
Catharina donne en gage deux toiles à van Buyten (Une dame écrivant une lettre et sa servante, Une femme jouant de la guitare) pour une dette de 726 florins. Elle déclare faillite en avril 1676. Antoni van Leeuwenhoek, microscopiste, devient curateur de ses biens le 30 septembre 1676.
Oubli et redécouverte de Vermeer
XVIIIe siècle : présence discrète
Contrairement à la légende du « génie totalement méconnu », les œuvres de Vermeer continuent de figurer dans les ventes. La vente Dissius du 16 mai 1696 présente 21 Vermeer avec commentaires élogieux. En 1719, La Laitière est appelée « la fameuse Laitière de Vermeer de Delft ». En 1822, la Vue de Delft est acquise par le Mauritshuis pour 2 900 florins.
Toutefois, les historiens d’art lui accordent une place mineure. Gérard de Lairesse (1707) le mentionne « dans le goût du vieux Mieris ». Arnold Houbraken (1718-1720) se contente d’évoquer son nom sans commentaire.
1866 : Thoré-Burger et la renaissance de Vermeer
Théophile Thoré-Burger publie trois articles dans la Gazette des beaux-arts (octobre-décembre 1866) qui transforment radicalement la perception de Vermeer. Démocrate radical exilé par Napoléon III, il voit dans les scènes de genre hollandaises une peinture « civile et intime » opposée aux sujets imposés par l’Église et la monarchie. Il surnomme Vermeer « le Spinx de Delft » dans ses écrits.
Thoré-Burger dresse le premier inventaire : 72 tableaux (dont près de la moitié erronément attribués). Il loue « la qualité de la lumière » rendue au « naturel » et l’harmonie des coloris. Henry Havard (1888) authentifie 56 tableaux, Cornelis Hofstede de Groot (1907) seulement 34.
XXe siècle : consécration mondiale
1921 : Exposition au Jeu de Paume (Paris) avec trois chefs-d’œuvre (Vue de Delft, La Jeune Fille à la perle, La Laitière). Marcel Proust découvre les articles de Jean-Louis Vaudoyer « Le Mystérieux Vermeer ».
1995 : Rétrospective conjointe National Gallery of Art (Washington) et Mauritshuis (La Haye) – 20 tableaux à Washington (325 000 visiteurs), 22 à La Haye.
2001 : Exposition Metropolitan Museum (New York) puis National Gallery (Londres) – 13 œuvres du maître.
2017 : « Vermeer et les maîtres de la peinture de genre » au Louvre – 12 tableaux.
2023 : Exposition « Vermeer » Rijksmuseum d’Amsterdam – au moins 28 tableaux
La Jeune Fille à la perle, surnommée « La Joconde du Nord« , et La Laitière comptent désormais parmi les tableaux les plus célèbres au monde.
L’œuvre : genres et thématiques
Débuts : peinture d’histoire (1653-1656)
Vermeer commence par des grands formats à sujets religieux et mythologiques : Diane et ses compagnes (97,8 × 104,6 cm) et Le Christ dans la maison de Marthe et Marie (160 × 142 cm), relevant du genre majeur selon la hiérarchie académique.
Allégories
- L’Art de la peinture (vers 1666-1668) : manifeste personnel conservé jusqu’à sa mort
- L’Allégorie de la Foi (vers 1670-1674) : commande catholique probable
Paysages
Deux chefs-d’œuvre prenant Delft comme sujet :
- La Ruelle (vers 1657-1658)
- Vue de Delft (vers 1660-1661), admirée par Marcel Proust et son personnage Bergotte
Scènes de genre : cœur de l’œuvre
26 intérieurs intimes sur petits formats, représentant la vie domestique bourgeoise avec une dimension morale ambivalente :
Thème de l’amour : récurrence des motifs de la lettre, de la musique et du vin (séduction malhonnête)
Thème de la vanité : bijoux, colliers de perles, pendants d’oreilles
Modèles de vertu : La Laitière, La Dentellière
Particularités : L’Astronome et Le Géographe – seules représentations d’hommes sans compagnie féminine, peut-être Antoni van Leeuwenhoek (hypothèse contestée)
Bustes féminins
Trois œuvres majeures :
- La Jeune Fille à la perle (vers 1665)
- Portrait d’une jeune femme (1672-1675)
- La Fille au chapeau rouge (vers 1666-1667)
Ces « morceaux de peinture » captent une attitude sur le vif plutôt qu’une identité précise.
Technique et style
Camera obscura
Hypothèse formulée en 1891 par Joseph Pennell, confirmée par plusieurs éléments :
- Disproportion entre premier plan et arrière-plan (L’Officier et la jeune fille riant)
- Effets de flou créant la profondeur de champ (La Laitière, La Dentellière)
- Rigueur de la perspective centrale (trous d’épingles aux points de fuite)
- Raccourcis audacieux (bras de La Laitière, main « en bulbe » dans L’Art de la peinture)
- Effacement des contours sous la lumière (La Jeune Fille à la perle)
- Technique « en pointillés » figurant des halos lumineux ou « cercles de confusion »
Palette et couleurs
Vermeer utilise l’outremer naturel (lapis-lazuli broyé) plus qu’aucun artiste du XVIIe siècle, y compris en sous-couche pour créer des effets chromatiques subtils. Célèbre pour son appariement bleu-jaune (La Jeune Fille à la perle, La Femme en bleu lisant une lettre) admiré par Van Gogh.
Son usage immodéré de ce pigment coûteux même après 1672 suggère un mécène fournissant ses matériaux.
Éléments récurrents
Objets : fauteuils aux montants à têtes de lions (9 toiles), pichet de faïence blanc ou bleu Delft, aiguière de vermeil (testament de Maria Thins), courte veste jaune herminée
Espaces : pavement noir et blanc, encoignure percée de fenêtres à volets, éclairage de gauche à droite (sauf La Dentellière)
Séparation spectateur/représentation : rideaux, tables, instruments de musique au premier plan (23 toiles sur 26)
Tableaux-dans-le-tableau : 18 œuvres (6 paysages, 4 tableaux religieux, 3 Éros, L’Entremetteuse de Dirck van Baburen possédée par Maria Thins)
Cartes géographiques : copies de cartes coûteuses existantes, signalant le milieu bourgeois
Catalogue et authenticité
État actuel
Sur environ 45 peintures exécutées durant sa carrière, 37 sont conservées, dont 34 attribuées avec certitude. Trois restent contestées :
- Sainte Praxède (1655) : copie de Felice Ficherelli, débat permanent
- La Fille au chapeau rouge (vers 1666-1667) : sur panneau (non toile), authentification controversée
- Une jeune femme au virginal : largement sujet à caution
La Jeune Fille à la flûte est aujourd’hui écartée du corpus (suiveur XVIIIe siècle).
Œuvres datées
Seulement quatre tableaux datés :
- Sainte Praxède (1655)
- L’Entremetteuse (1656)
- L’Astronome (1668)
- Le Géographe (1669)
Signatures
21 œuvres signées, mais certaines signatures peuvent être apocryphes, apposées postérieurement même sur des tableaux d’autres maîtres.
Faussaires : l’affaire Han van Meegeren
Le plus célèbre faussaire, Han van Meegeren, produit plusieurs « Vermeer » dont :
- Le Christ et les pèlerins à Emmaüs (1937) : célébré comme joyau du maître lors d’une exposition à Rotterdam (1938)
- Le Christ et la femme adultère (1943) : acquis par Hermann Göring, causant la perte de van Meegeren
Arrêté en 1945 pour avoir cédé des trésors culturels aux nazis, van Meegeren avoue la supercherie pour sa défense, choquant le monde de l’art.
Dispersion géographique
Aucun Vermeer à Delft aujourd’hui. L’œuvre est dispersée aux Pays-Bas, Royaume-Uni, Allemagne, France, Autriche, Irlande et États-Unis.
Collections publiques majeures :
- Mauritshuis (La Haye) : Vue de Delft, La Jeune Fille à la perle
- Rijksmuseum (Amsterdam) : La Laitière, La Lettre d’amour
- Louvre (Paris) : La Dentellière, L’Astronome
- Metropolitan Museum (New York) : Une jeune fille assoupie, La Femme au luth
- National Gallery of Art (Washington) : La Femme à la balance, La Jeune Femme à l’aiguière
Collections privées et œuvres perdues :
- Dame jouant du virginal : acquis par Steve Wynn (2004), revendu (2008)
- Le Concert : volé au musée Isabella-Stewart-Gardner (18 mars 1990), toujours disparu
- Sainte Praxède : collection Barbara Piasecka Johnson
Sources bibliographiques
Ouvrages de Référence
- John Michael Montias (1989) : Vermeer and His Milieu: A Web of Social History – Biographie de référence basée sur des recherches d’archives approfondies
- Arthur K. Wheelock Jr. (1995) : Catalogue de l’exposition Washington/La Haye – Analyse technique et chronologique
- Albert Blankert : Catalogue raisonné des œuvres
- Daniel Arasse (2001) : Analyses stylistiques et interprétatives
- Norbert Schneider : Études sur le contexte social et artistique
Sources historiques
- Théophile Thoré-Burger (1866) : Articles fondateurs dans la Gazette des beaux-arts – Redécouverte du peintre
- Balthasar de Monconys (1663) : Témoignage de visite à Delft mentionnant le prix de 600 livres
- Arnold Bon (1654) : Oraison funèbre après l’explosion de la poudrière, désignant Vermeer comme successeur de Fabritius
- Gérard de Lairesse (1707) : Het Groot schilderboeck
- Arnold Houbraken (1718-1720) : Le Grand théâtre des peintres hollandais
Catalogues d’expositions
- Catalogue Dissius (16 mai 1696) : Vente de 21 Vermeer avec commentaires
- Exposition Mauritshuis/Orangerie (1966) : « Dans la lumière de Vermeer »
- Exposition Boijmans Van Beuningen Rotterdam (1935) : Première rétrospective
- Vermeer, Exposition au Rijksmuseum d’Amsterdam, 2023, par Gregor J.M. Weber, Pieter Roelofs et autres. Conçu par Irma Boom, Hannibal Books
Études techniques
- Joseph Pennell (1891) : Première hypothèse de la camera obscura
- Restaurations Mauritshuis (1996) : Descriptions techniques






