Eugène Delacroix (1798-1863) : Génie du romantisme français

Eugène Delacroix, Autoportrait au gilet vert, 1837, musée du Louvre (photo Shonagon, Wikimedia Commons)
Eugène Delacroix, Autoportrait au gilet vert, 1837, musée du Louvre (photo Shonagon, Wikimedia Commons)

Eugène Delacroix naît le 26 avril 1798 à Charenton-Saint-Maurice, près de Paris, dans une grande demeure bourgeoise. Il est le quatrième enfant de Charles-François Delacroix (1741-1805), avocat devenu diplomate sous la Convention puis préfet sous l’Empire, et de Victoire Œben (1758-1814), issue d’une famille d’ébénistes réputés. Cette ascendance entre politique et arts décoratifs préfigure peut-être la double nature de l’artiste, à la fois passionné et calculateur, romantique et stratège.

Biographie d’Eugène Delacroix

La mort précoce de son père, alors qu’Eugène n’a que sept ans, puis celle de sa mère en 1814, marque douloureusement sa jeunesse. Sa sœur Henriette et son mari Raymond de Verninac le recueillent. Cette disparition parentale s’accompagne de difficultés financières qui influenceront son rapport anxieux à l’argent et sa quête constante de commandes officielles tout au long de sa carrière.

Une controverse sur sa paternité a longtemps alimenté les discussions des biographes : Talleyrand aurait pu être son père biologique, compte tenu d’une tumeur testiculaire dont souffrait Charles Delacroix avant la naissance d’Eugène. Cette hypothèse, que rien ne corrobore véritablement, a été alimentée par les ressemblances physiques supposées et par l’appui dont bénéficia l’artiste tout au long de sa carrière. Les historiens contemporains rejettent aujourd’hui cette filiation imaginaire.

Formation artistique

La formation de Delacroix commence au lycée Impérial (actuel lycée Louis-le-Grand) où il reçoit une solide éducation classique de 1806 à 1815. Il y noue des amitiés durables avec Jean-Baptiste Pierret, les frères Guillemardet et Achille Piron qui l’accompagneront toute sa vie.

En 1815, son oncle Henri-François Riesener le fait entrer dans l’atelier du peintre Pierre-Narcisse Guérin. C’est là qu’il rencontre Théodore Géricault, de sept ans son aîné, dont l’influence sera déterminante. L’année suivante, il poursuit son apprentissage à l’École des Beaux-Arts de Paris. Si l’enseignement académique privilégie le dessin néoclassique, Delacroix développe parallèlement son goût pour la couleur et le mouvement.

Une rencontre décisive avec Charles-Raymond Soulier en 1816 l’initie à l’aquarelle, technique anglaise qui élargit sa palette expressive. Son voyage en Angleterre en 1825 le confronte au théâtre de Shakespeare, source d’inspiration majeure, et lui permet de découvrir les œuvres de Constable et Lawrence qui influenceront sa conception de la couleur et du portrait.

Débuts et premières reconnaissances

Delacroix fait une entrée remarquée sur la scène artistique avec « La Barque de Dante » (1822), tableau inspiré de l’Enfer de Dante. Malgré les critiques virulentes des défenseurs du néoclassicisme, l’œuvre est acquise par l’État. Le jeune journaliste Adolphe Thiers salue déjà « l’avenir d’un grand peintre » tandis que Gros le qualifie de « Rubens châtié ».

En 1824, « Scènes des massacres de Scio » confirme son talent et son engagement pour la cause grecque. Cette œuvre, qui s’inspire de l’actualité brûlante – le massacre de la population de l’île de Chio par les Turcs en 1822 – démontre sa capacité à transformer un événement contemporain en vision romantique saisissante. Malgré les controverses, le tableau reçoit la médaille de seconde classe et est acheté par l’État.

L’exposition de « La Mort de Sardanapale » au Salon de 1827-1828 déclenche un tollé général. Ce tableau aux couleurs flamboyantes et à la composition audacieuse est unanimement rejeté par la critique. Même ses amis hésitent à le défendre. Cette réception désastreuse marque une rupture avec le mouvement romantique littéraire dont il se tenait déjà à distance.

La Révolution de 1830 et son chef-d’œuvre

La Révolution de Juillet 1830 inspire à Delacroix son œuvre la plus célèbre : « La Liberté guidant le peuple« . Présentée au Salon de 1831, cette toile représente une allégorie de la Liberté sous les traits d’une jeune femme brandissant le drapeau tricolore et guidant le peuple parisien sur les barricades. Le gouvernement de Louis-Philippe l’acquiert pour 3 000 francs, mais la toile est rapidement retirée des cimaises du musée du Luxembourg, jugée trop subversive.

Bien que n’ayant pas personnellement participé aux « Trois Glorieuses », Delacroix exprime dans ce tableau son attachement aux idéaux libéraux, sans être pour autant républicain. Il écrit à son frère qu’il souhaite, par cette œuvre, servir sa patrie par les pinceaux à défaut d’avoir combattu pour elle. Le tableau deviendra, bien après sa mort, une icône de la République française.

Le voyage au Maroc : révélation d’un Orient lumineux

En janvier 1832, Delacroix accompagne à ses frais une mission diplomatique dirigée par le comte de Mornay auprès du sultan du Maroc. Ce voyage de sept mois à travers l’Espagne, le Maroc et l’Algérie transforme radicalement sa vision artistique.

Dans ses carnets de voyage, il note avec émerveillement ses impressions sur les paysages, l’architecture, les costumes et les coutumes des populations locales. Il découvre dans cette « Antiquité vivante » une lumière nouvelle et une approche différente de la couleur. À Alger, il a la rare opportunité de pénétrer dans un harem, expérience qui nourrira son célèbre tableau « Femmes d’Alger dans leur appartement » (1834).

Cette expérience orientale inspire plus de quatre-vingts tableaux réalisés tout au long de sa carrière, parmi lesquels « Noce juive dans le Maroc » (1841), « Le Sultan du Maroc » (1845) et de nombreuses scènes de chasse aux lions. L’Orient devient pour lui une source inépuisable de thèmes pittoresques et dramatiques, mais aussi une révélation sur l’harmonie des couleurs et la lumière.

Les grands ensembles décoratifs

À partir de 1833, la carrière de Delacroix prend un tournant décisif avec les premières commandes officielles de décors monumentaux. Thiers, alors ministre des Travaux publics, lui confie la décoration du Salon du Roi au palais Bourbon (actuelle Assemblée nationale). Cette œuvre ambitieuse, achevée en 1838, comprend un plafond, des frises et des pilastres illustrant les forces vives de l’État : Justice, Agriculture, Industrie, Commerce et Guerre.

Ce premier succès est suivi d’autres commandes prestigieuses :

  • La bibliothèque du palais Bourbon (1838-1847), avec cinq coupoles consacrées à la Législation, la Théologie, la Poésie, la Philosophie et les Sciences
  • La bibliothèque du Sénat au Luxembourg (1840-1846), avec notamment la coupole représentant « La Rencontre de Dante et Homère »
  • La galerie d’Apollon au Louvre (1850), où il peint « Apollon vainqueur du serpent Python »
  • La chapelle des Anges à l’église Saint-Sulpice (1849-1861), son testament spirituel comprenant « Le Combat de Jacob avec l’Ange », « Saint Michel terrassant le dragon » et « Héliodore chassé du temple »

Ces ensembles décoratifs démontrent sa maîtrise de la composition monumentale et sa capacité à adapter son style aux contraintes architecturales. Ils révèlent aussi sa profonde culture classique et sa faculté à renouveler les sujets traditionnels par une approche personnelle et vibrante.

Vie privée et retraite à Champrosay

Si la vie publique de Delacroix est placée sous le signe des mondanités nécessaires à l’obtention de commandes, sa vie privée reste relativement discrète. Célibataire endurci, il entretient plusieurs liaisons avec des femmes mariées, dont Eugènie Dalton, Alberthe de Rubempré et Joséphine Forget.

À partir de 1844, il loue une maison à Champrosay, près de la forêt de Sénart, où il se retire régulièrement pour échapper à l’agitation parisienne et soigner sa santé fragile. Accompagné de sa gouvernante Jenny Le Guillou, entrée à son service vers 1835 et qui deviendra sa fidèle compagne, il y peint des paysages et des natures mortes dans une atmosphère plus intime. Il achète cette propriété en 1858 et y passe ses derniers étés.

Ses relations avec George Sand, d’abord chaleureuses – il réalise son portrait en 1834 – se refroidissent après la révolution de 1848, que Delacroix désapprouve contrairement à l’écrivaine.

Delacroix et la photographie

Dans les années 1850, Delacroix s’intéresse à la photographie naissante. Membre fondateur de la Société héliographique en 1851, il commande en 1854 au photographe Eugène Durieu une série de clichés de nus masculins et féminins qu’il utilise comme documents de travail.

Son rapport à ce nouveau médium est ambivalent : s’il y voit un outil précieux pour l’étude anatomique, il conteste qu’il puisse remplacer l’art du peintre. Dans son Journal, il note : « Je regarde avec passion et sans fatigue ces photographies d’hommes nus, ce poème admirable, ce corps humain sur lequel j’apprends à lire. »

Cette approche pragmatique de la photographie illustre son esprit ouvert aux innovations techniques tout en restant fidèle à sa conception de l’art comme expression personnelle et non comme simple imitation de la nature.

Reconnaissance tardive et dernières années

La consécration officielle tarde à venir pour Delacroix. Ce n’est qu’à l’Exposition universelle de 1855 qu’il triomphe enfin, avec trente-cinq toiles exposées, véritable rétrospective de sa carrière. Il reçoit la grande médaille d’honneur et est fait commandeur de la Légion d’honneur.

Après sept candidatures infructueuses, il est finalement élu à l’Institut de France le 10 janvier 1857, au siège de Paul Delaroche, malgré l’opposition d’Ingres. Cette reconnaissance tardive ne lui apporte pas la satisfaction espérée, l’Académie ne lui offrant pas le poste de professeur aux Beaux-Arts qu’il convoitait.

Ses dernières années sont assombries par la maladie. Atteint de tuberculose, il s’isole progressivement, se consacrant entièrement à l’achèvement des fresques de Saint-Sulpice et à la rédaction de son Journal. Il meurt le 13 août 1863 dans son appartement-atelier de la rue de Furstemberg à Paris, tenant la main de Jenny, sa fidèle gouvernante.

Héritage et influence

L’influence de Delacroix sur les générations suivantes est considérable. Dès 1864, Henri Fantin-Latour lui rend hommage dans un tableau réunissant les figures de l’avant-garde artistique autour de son portrait. Manet, Cézanne, Degas et les impressionnistes se réclament de son héritage, particulièrement de sa technique de la couleur.

Paul Signac, dans « De Delacroix au néo-impressionnisme » (1911), le présente comme le précurseur du divisionnisme. Van Gogh, fasciné par son œuvre, copie plusieurs de ses toiles. Les Nabis, avec Maurice Denis, voient en lui un maître spirituel. Au XXe siècle, Picasso lui-même s’inspire des « Femmes d’Alger » pour une série de variations.

Son Journal, publié à titre posthume, révèle un esprit d’une grande finesse, à la fois théoricien et praticien, analysant avec lucidité les problèmes de son art et de son temps. Ce document exceptionnel constitue l’une des plus importantes réflexions d’artiste sur la création.

Conclusion

Figure complexe et contradictoire, Delacroix incarne la tension fertile entre tradition et innovation qui caractérise l’art du XIXe siècle. Classique par sa culture et son attachement aux grands maîtres, romantique par sa sensibilité et son expressivité, il a su créer une œuvre profondément personnelle qui transcende les étiquettes.

Sa maîtrise de la couleur, son sens dramatique de la composition, sa capacité à renouveler les sujets traditionnels tout en s’inspirant de l’actualité font de lui un pont entre l’héritage de la Renaissance et l’avènement de la modernité. En cela, Delacroix n’est pas seulement le plus grand peintre romantique français, mais l’un des fondateurs essentiels de l’art moderne.

Œuvres et biographie de Delacroix